C’est dans un contexte inédit de crise sanitaire que notre République vient de définir un nouveau concept juridique : « l’état d’urgence sanitaire ». Que nous dit cet événement lui aussi sans précédent du fonctionnement de notre société démocratique, de son rapport fondamental au politique ?
La loi du 23 mars 2020 vient d’être adoptée. En même temps qu’elle définit un certain nombre de dispositions nécessaires pour éviter ou limiter la propagation du Covid-19 sur le territoire, elle a défini un nouvel état juridique d’exception, « l’état d’urgence sanitaire » par deux articles :
Art. L. 3131-12.- L'état d'urgence sanitaire peut être déclaré (...) en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population.
Art. L. 3131-13.-L'état d'urgence sanitaire est déclaré par décret en conseil des ministres pris sur le rapport du ministre chargé de la santé. Ce décret motivé détermine la ou les circonscriptions territoriales à l'intérieur desquelles il entre en vigueur et reçoit application. Les données scientifiques disponibles sur la situation sanitaire qui ont motivé la décision sont rendues publiques.
L'Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement au titre de l'état d'urgence sanitaire. L'Assemblée nationale et le Sénat peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures.
Cet état d’exception juridique interroge en ce sens qu’il vient se substituer à un dispositif juridique présent dans notre législation, « l’état d’urgence » qui, comme l’état d’urgence sanitaire, donne la possibilité au gouvernement de mettre en œuvre un dispositif d’exception alternatif à l’état de droit ordinaire en particulier en matière de restriction des libertés fondamentales – dans le contexte actuel ce sont principalement les libertés de circulation liées aux confinement – en même temps qu’il donne la possibilité de décider la fermeture d’un certain nombre d’établissements publics, de procéder à des réquisitions et au gouvernement la possibilité de légiférer par ordonnances sans passer par le Parlement.
Le rapprochement avec l’état d’urgence prévu par Loi n° 55-385 du 3 avril 1955 tient non seulement aux mesures d’exception qui peuvent être prises qu’aux modalités de contrôle puisque les mesures arrêtées sont, dans les deux, cas soumises au contrôle et peuvent faire l’objet de recours devant le juge administratif.
Aussi, l’état d’urgence sanitaire a nécessité le vote d’une loi fixant les délais d’application lorsque sa durée excède un mois, de la même manière qu’il prévoit le recours aux ordonnances (défini dans l’article 38 de la constitution).
Le plus surprenant encore est que la France a déclaré l’état d’urgence sanitaire le 18 mars 2020 alors que ce concept juridique était alors absent de la loi française.
D’autres pays ont déclaré l’état d’urgence sans recourir à la création d’un nouveau concept juridique (Espagne, Portugal, USA, Colombie, Sénégal...). La question interroge donc le fonctionnement à la fois politique et institutionnel mais plus largement le fonctionnement démocratique.
Cet embarras à utiliser l’outil juridique, politique et institutionnel qu’est l’état d’urgence pour un créer un nouveau concept juridique de circonstances, comme l’embarras du président de la République à l’annonce du confinement, esquivant de le nommer explicitement dans son allocution, disent des choses peut être essentielles sur notre société démocratique.
Il est sans doute également éclairant que le chef de l’État en revanche n’ait pas hésité à recourir à une posture et à une rhétorique de chef de guerre.
Peut-être peut-on y voir, par-delà certaines ambiguïtés, les fragilités de notre société démocratique. D’un côté, la guerre contre le covid-19, présenté comme un ennemi extérieur, ne semble poser aucune difficulté à notre société qui ne s’est pas tout à fait départie d’une histoire impériale et de prétentions à l’universalité. De l’autre, une fragilité à pouvoir exercer le pouvoir politique et l’intégralité de ses attributs politiques, juridiques et institutionnels.
La nécessaire mobilisation de l’État et de moyens d’exception vient heurter des années d’affaissement du lien démocratique dans nos sociétés représentatives où l’autorité et le pouvoir de l’État sont fragilisés par un affaiblissement notoire du consentement démocratique.
Cet affaiblissement, affaissement pourrait-on même dire, tient peut-être, sans doute serai-je tenté de dire, à la capacité du politique à garantir aux yeux de nos concitoyens la mission première et régalienne de l’État : la justice. Entendons par là non seulement la justice pénale mais aussi la justice sociale (économique et fiscale), politique et spatiale.
La situation actuelle nous indique combien il essentiel que l’État soit en capacité de maintenir un amortisseur social aux plus fragiles économiquement et il est heureux que nos services de soins soient, dans le contexte actuel, accessibles à tous sans discrimination aucune.
D’autres domaines, l’éducation notamment, indépendamment de politiques menées en direction de la réduction des inégalités, ne parviennent pas à garantir cette même justice. La fracture scolaire qui existe dans notre pays se révèle d’ailleurs en cette période où les enseignants et les parents tentent de maintenir le lien scolaire de leurs enfants, mais où il faut bien constater que certains, malheureusement, restent « sur le bord du chemin ». D’autres pans de la société, le monde du travail et ses précaires, les artisans, les petites entreprises sont et seront sans doute impactés, fragilisés voire menacés par les conséquences des événements que nous sommes en train de vivre.
L’avis du SE-Unsa
Ces circonstances interrogent notre société, la communauté politique que nous constituons, sur les préoccupations régaliennes et stratégiques prioritaires qui doivent être les nôtres, ce qui ne sera pas sans conséquences sur la sortie de crise lorsque le temps sera venu.
Notre société sera confrontée à sa capacité à réorienter stratégiquement et à renforcer les champs de cohésion (fiscalité, éducation, santé...). Elle pourra le faire en s’appuyant sur son expérience démocratique mais elle sera également exposée aux risques de ceux qui, de tout temps, ont préféré chercher des boucs émissaires et attiser les sentiments irrationnels. Nous aurons alors chacun à jouer à plein notre rôle : politiques, citoyens ou corps intermédiaires et en première ligne, les syndicats.
Et cela ne sera pas si facile, car malgré l’accès de tous dans nos sociétés à l’éducation, les enseignants le savent au quotidien, le rapport aux savoirs dans nos sociétés est devenu complexe, les tendances à l’irrationnel sont ordinaires et d’aucuns savent exploiter cette faiblesse de nos sociétés contemporaines, à mots couverts et à desseins dissimulés.