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SE-UNSA AIX-MARSEILLE


 Par SE-UNSA AIX-MARSEILLE
 Le  mardi 20 décembre 2016

Pauvreté, grande pauvreté et réussite éducative

 

Retranscription de l'intervention de Jean-Paul Delahaye au
Conseil national de l'UNSA Éducation, le 14 décembre 2016

Ancien directeur général de l'enseignement scolaire, Jean-Paul Delahaye avoue faire partie de ces exceptions d’enfants de milieu modeste ayant « bien réussi » à l’école. Docteur en sciences de l’Éducation, il a également été investi dans la lutte contre l’illettrisme, la création des IUFM, les questions de violences, les ZEP, la lutte contre l’exclusion et la grande pauvreté.

Merci tout d’abord pour votre invitation, avec Marie-Aleth Grard nous sommes très heureux d’être parmi vous ce matin.

Ça ne me surprend pas car pour avoir travaillé avec votre organisation et ses responsables nationaux depuis quelques années, je sais que ce n’est pas un sujet absent de vos préoccupations.
Mon rapport a été conduit en parallèle d’une étude conduite par le CESE (Conseil économique, social et environnemental). Nos deux rapports ont été présentés le même jour au mois de mai 2015 en présence de la Ministre, des préconisations sont communes. Ce qui n’est pas anormal puisque nous avons fait des visites et des auditions ensemble sur le terrain pendant une année. Ça a été pour moi un très grand plaisir de travailler avec une personne comme Marie-Aleth Grard.

À l’occasion de notre travail et des multiples rencontres que nous avons pu faire je me suis rendu compte qu’il est très difficile de parler de l’école dans notre pays parce que nos concitoyens ne sont pas suffisamment informés car il n’y a pas d’informations objectives sur l’état réel de l’école, son histoire, son succès et ses difficultés. Comme il n’y a pas ce travail d’information, et que cela se transforme en caricature, des oppositions. Si je dis cela, c’est que notre école n’a pas à rougir de l’ensemble des actions conduites depuis une quarantaine d’années. Ce qui veut dire que les objectifs qu’on fixe aujourd’hui ne sont pas hors d’atteinte. Le passé de notre école plaide d’une certaine manière pour elle et donc mon propos, aujourd’hui, ne sera pas un propos de déploration mais plutôt une invitation à la mobilisation solidaire. Quand je dis que l’école n’a pas complètement à rougir de ce qu’elle fait, si on regarde le devenir des jeunes qui sortent du système éducatif, on voit qu’on a 44% d’une génération qui sort du système avec un diplôme de l’Enseignement supérieur, c’est plus que nos voisins européens, c’est deux fois plus que la génération qui part à la retraite actuellement (20%).

C’est vrai qu’il y a aussi 15% d’une génération qui sort sans diplôme. Vous avez dû suivre l’actualité, vous avez dû voir que les acteurs dans le système éducatif ont fait bouger les choses puisque nous sommes passés de 140 000 jeunes à 110 000, c’est évidemment encore beaucoup trop mais ça veut dire que le système est au travail. Encore une fois nos concitoyens doivent aussi savoir qu’on ne dépense pas le budget de l’Éducation nationale complètement en vain. Il faut faire attention à cela car un discours trop défaitiste peut se retourner contre les acteurs de l’école.

Alors où est donc le problème ?

Le problème est parfaitement visible quand on regarde les résultats de nos jeunes de 15 ans à l’évaluation PISA. En 2012, la France était pile à la moyenne, et chez nous, la moyenne ne veut rien dire. Regardons où en sont nos jeunes de 15 ans quand on fait l’évaluation en 2012, 20 à 30% des élèves qui ont un passé difficile dans le système éducatif, qui ont redoublé au moins une fois, ont des résultats catastrophiques, au même niveau que les petits mexicains ou chiliens, les plus mauvais résultats du monde. Par contre 54% de la génération qui n’a pas eu de souci dans le système éducatif jusqu’à 15 ans ont des résultats comparables aux petits norvégiens, finlandais ou coréens, autrement dit les meilleurs élèves du monde. Si on voulait faire le raccourci, nous avons le meilleur système éducatif du monde, mais pour la moitié de nos élèves. Des élèves massivement issus des classes moyennes et favorisées, et massivement issus pour les plus mauvais des milieux populaires. Nous avons, dans ce pays, pas seulement une fracture sociale mais une fracture scolaire aussi. On est le pays du grand écart. Et je crois qu’on ne mesure pas suffisamment les effets qu’a déjà et qu’aura à moyen et à long terme cette profonde fracture au sein de la jeunesse de notre pays.

On constate chez nous que la corrélation entre milieu socioéconomique et la performance des élèves est bien plus marquée que dans la plupart des autres pays de l’OCDE.
La capacité qu’ont les pays, ou pas, à conduire l’ensemble d’une génération d’élèves à la réussite quelle que soit leur origine sociale. On voit que le Canada, l’Islande, la Turquie sont des pays justes socialement. Ce qui veut dire qu’on a des pays qui ont des mauvais résultats à PISA mais des résultats qui sont plus homogènes que nous.
La France est le pays de l’OCDE dans lequel l’origine sociale pèse le plus sur le destin scolaire des élèves. C’est cela qu’il faut savoir sur l’état de notre système scolaire.

Cette situation s’est aggravée : en 2003, à la même évaluation PISA, la France n’était pas parmi les pays les plus injustes socialement. En 9 ans, nous le sommes devenus.
D’autres pays concernés par ces inégalités, comme l’Allemagne notamment, ont réagi très tôt et ont vu leur situation s’améliorer. La France a longtemps tergiversé préférant dénigrer le thermomètre, et de 2002 à 2012, a pris l’exact contrepied de ce qu’il fallait faire en supprimant 80 000 postes, en supprimant une matinée de classe en primaire, en divisant par trois la scolarisation des enfants de moins de 3 ans et en supprimant toute formation professionnelle des enseignants, etc.
Le résultat c’est que la situation des plus démunis est en train de se détériorer et donc la Refondation que nous avons enclenchée en 2012 a, d’une certaine manière, l’ambition d’être ce PISA choc que nous attendons dans notre pays depuis longtemps, à condition que nous ne nous méprenions pas sur notre problème qui vient de très loin et qui ne sera pas résolu si on se contente d’injecter des moyens supplémentaires en ne changeant rien, c’est-à-dire en évitant de poser la question de la structure même de notre système éducatif.

Deux questions se posent aujourd’hui :
- Pourquoi faut-il refonder l’école ? Pour corriger les inégalités au sein du système.
- Pour qui ? Pour tous les élèves, puisqu’il n’est pas question de baisser le niveau de ceux qui réussissent bien, mais nous avons quand même une priorité, la réussite des enfants des pauvres.

Ce poids de l’origine sociale est d’autant plus grave que la pauvreté augmente. Aujourd’hui, un enfant adolescent sur 5 vit dans une famille touchée par la pauvreté, il y a 8 millions et demi de pauvres (- de 60% du revenu médian) et si on est sur la grande pauvreté (- de 50% du revenu médian) nous avons aujourd’hui dans nos classes des écoles, des collèges et des lycées 1,2 million de jeunes qui vivent dans des familles connaissant la grande pauvreté. (10%) C’est une moyenne car dans certains endroits c’est beaucoup plus et dans d’autres beaucoup moins.
On parle beaucoup moins de ces enfants-là que de ceux qui bénéficient des classes bi-langues en 6ème. Vivre en situation de pauvreté, c’est vivre en danger humain social et scolaire.
À l’occasion de ce rapport, nous avons entendu Marie-Aleth Grard et moi, beaucoup de témoignages de l’ensemble de la communauté des partenaires éducatifs (enseignants, assistantes sociales, infirmières, médecins, personnels administratifs, etc.). Notamment ce médecin de l’Éducation nationale qui dit : « en tant que médecin scolaire, je constate que la grande précarité semble vraiment être une des causes majeures des difficultés scolaires » ; disponibilité pour les apprentissages, culture, assiduité, codes sociaux, repères familiaux et sociaux, aider ces/ses élèves au sein de l’institution scolaire, être indispensable parce qu’en effet l’enfant de famille pauvre est un enfant qui vit avec d’importantes fragilités et on constate aujourd’hui que ces difficultés s’aggravent avec l’aggravation de la crise économique.

D’une certaine manière, nos rapports sont une sorte d’hommage rendu aux équipes de terrain qui font face quotidiennement aux difficultés rencontrées par les familles et leurs enfants.

Quels sont les signes et les effets de cette pauvreté dans nos établissements scolaires ?
Comment faire pour bien apprendre quand on est mal logés ?

Beaucoup d’enfants n’ont pas la sérénité nécessaire pour entrer dans les apprentissages. En France, 3 millions de citoyens sont mal logés. On est le pays du grand écart car nous avons aussi 3 millions de résidences secondaires.

Comment peut-on bien apprendre quand nous arrivons mal vêtus à l’école ?

Dans les établissements que nous avons visités avec Marie-Aleth Grard, nous avons vu des actes de solidarité admirables de la part des personnels, des cartons de vêtements dans les salles des maîtres par exemple en maternelle.


Nous avons des jeunes qui ne sont pas correctement alimentés, voire sous-alimentés. Les médecins de l’Éducation nationale nous disent que nous avons des cas de maigreurs aujourd’hui dans nos établissements scolaires, et pas seulement des cas d’obésité. Je pense à ce cuisinier d’un lycée professionnel de Grenoble qui nous disait : « le lundi midi, je charge les rations pour certains élèves parce que je sais que le week-end n’a pas été facile. Et puis le vendredi midi, je ferme les yeux quand ils mettent plein de pain dans le cartable ».
 

Je rappelle que nous sommes la 6ème puissance économique mondiale… et ces choses-là se passent aujourd’hui dans notre pays.

Nous avons des jeunes qui ne peuvent pas participer aux sorties scolaires malgré les efforts que font les équipes pédagogiques pour que les voyages coûtent le moins cher possible, il y a toujours un reste à payer qui peut paraître assez faible mais qui est impossible quand il ne reste que 5€ par jour dans une famille. Et pour certains jeunes, c’est la double peine : non seulement ils ne partent pas en vacances, mais en plus quand les camarades vont en Irlande ou en Espagne, eux restent dans la cour de récréation. Et puis quand l’établissement a réussi à faire que le départ en Espagne chez le correspondant ne coûte rien, comment faire pour organiser le retour du correspondant espagnol dans une famille mal logée ? On n’imagine pas la dose d’humiliation qui s’accumule chez certains de nos élèves. On a des élèves qui ne peuvent pas payer les photos, les fournitures scolaires (j’ai écrit plusieurs circulaires sur les fournitures scolaires, sur l’attention que nous devons porter à être raisonnables, à faire des commissions avec les parents d’élèves, se mettre d’accord entre profs pour qu’il n’y ait pas de trop grandes différences dans les exigences). Je ne dis pas que ce n’est pas fait car majoritairement c’est fait mais il y a encore quelques cas scandaleux. Par exemple, j’ai fait faire une enquête à une Inspectrice de l’Éducation nationale du Pas-de-Calais, elle a ramassé toutes les feuilles de demandes de fournitures dans sa circonscription, elle est allée dans les supermarchés avec ses équipes, elle a fait des totaux et il y a des écarts qui sont absolument scandaleux. On se demande parfois sur quelle planète vivent certains de nos collègues par rapport à la population scolaire.

On a aussi des enfants qui ne peuvent pas accéder aux soins. Ces écoles du Havre que nous avons visitées où 40% des caries dentaires ne sont pas soignées. Je rappelle que nous sommes la 6ème puissance économique mondiale. Problème aggravé en zone rurale avec la question des dépassements. Comment accéder aux soins quand on n’a pas d’argent pour mettre de l’essence dans la voiture ? Cela veut dire que dans certains territoires ruraux ou urbains, avec l’aggravation de la crise économique, notre école est devenue une institution d’aide aux familles, un refuge, un premier recours face à des situations de détresse, un lieu de solidarité, un lieu pour comprendre les idées reçues sur la pauvreté. Je peux parler de cette action de l’académie de Nancy-Metz qui est absolument remarquable, à l’initiative du recteur Gilles Pécout, dont le titre juste de cette action qui vise à mobiliser les écoles, les collèges et les lycées de l’académie : « Tous concernés par la pauvreté, tous mobilisés contre ses effets à l’école »


À partir de là, comment rendre notre école plus juste ?

Il y a au moins 3 entrées qu’il faut avoir présentes à l’esprit :

- Le premier axe : les actions sociales, de santé pour que les pauvres entrent plus sereinement dans les apprentissages, c’est par là qu’il faut commencer.

- Le deuxième axe, c’est la refondation pédagogique de notre école pour que notre système éducatif soit plus inclusif. Il a été écrit dans la loi de l’orientation : « le service public de l’orientation reconnaît que tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser. » Ça a l’air évident mais figurez-vous que cette idée que tous les élèves ont la capacité d’apprendre n’est pas dans l’ADN de tous nos concitoyens.

- Le troisième axe est pour nous, avec Marie-Aleth Grard, un élément fondamental, il faut maintenir un haut niveau d’exigences pour tous les élèves. Ce qui veut dire qu’une école qui s’adresse aux pauvres ne peut pas être une école appauvrie dans ses objectifs. Dans le monde politique en ce moment on entend dire que puisqu’on ne peut pas enseigner à tout le monde, ce niveau rabaissé, pour certains, suffira bien.

Concernant le premier axe, social et de santé, des choses sont faites aujourd’hui, mais ce n’est pas à la hauteur des besoins. La programmation des postes créés dans le cadre de la Refondation intègre de nouveaux postes de médecins, d’infirmiers, d’assistants sociaux, mais ce n’est pas suffisant. Créer des postes ne suffit pas, il faut encore les pourvoir. Nous avons des centaines de postes vacants. Comment en faire un métier attractif pour qu’il réponde vraiment aux besoins de la population ?

La Refondation doit aussi conduire à une réorganisation pédagogique de l’école.

Il y a quatre leviers pour une politique globale, pour la réussite de cet objectif.
1) Levier sur la question des moyens. Il faut accepter l’idée qu’il va falloir davantage concentrer les moyens au début de la scolarité obligatoire en direction des élèves des territoires les plus fragiles, c’est une condition nécessaire pour une égalité des droits, je dis bien égalité des droits parce qu’à ce stade, il est cynique de parler d’égalité des chances. Beaucoup de choses ont déjà été faites et sont faites pour attribuer les moyens en direction de ceux qui en ont le plus besoin. Vous avez vu le nouveau modèle d’allocation des moyens pour les écoles, collèges et lycées voulu par la Ministre Najat Vallaud-Belkacem. Le critère social, qui était jusqu’à présent un facteur amortisseur du modèle d’allocation, est maintenant un facteur prépondérant dans l’attribution des moyens.

La priorité aux primaires va dans ce sens-là aussi. Je suis particulièrement fier que les deux premières circulaires que j’ai pu signer, avant la loi en décembre 2012, soit la circulaire sur la scolarisation des moins de 3 ans. N’oublions pas que cette scolarisation des moins de 3 ans qui était à plus de 30% en 2002 était tombée à 11% en 2012, et vous voyez les difficultés que nous rencontrons pour remonter cette scolarité. Nous n’arrivons pas à dépasser les 11-12%. C’est beaucoup plus facile de détruire que de reconstruire le système, puis la deuxième circulaire, c’est « plus de maîtres que de classes ». Idée qu’on a trouvée grâce à des organisations comme la vôtre. La Refondation de l’éducation prioritaire va aussi dans ce sens-là. Nous avons mis dans l’éducation populaire 350 millions d’euros supplémentaires. Pour la première fois, nous avons considéré que travailler en éducation prioritaire REP + méritait un aménagement des services des personnels enseignants, chose que, dans notre pays, nous faisons depuis toute éternité pour les personnels qui forment les élites. On a toujours considéré, et on a eu raison, que professeur en classe préparatoire était un métier difficile, nécessitait la préparation de beaucoup de travail personnel, de recherche, mais on n’avait jamais pensé que travailler en REP + nécessitait de la recherche… On a donc commencé à le faire, sans doute de façon trop modeste mais quand même.

S’agissant des moyens, quand les familles sont en difficulté, il y a la bourse. Rappelons qu’aujourd’hui le montant maximum d’une bourse de collège, c’est 360€ par an. Cela fait 2€ par jour. Ca ne paie pas l’accès à la restauration scolaire. Un montant des bourses totalement insuffisant donc. La Ministre vient d’augmenter le montant de la bourse pour les lycéens et je pense qu’il faudra un jour augmenter la bourse pour les collégiens. Mais la bourse du collège, ce n’est pas seulement une question de montant, c’est aussi une question de recours. On a trop de familles défavorisées aujourd’hui qui alors qu’elles pourraient bénéficier de la bourse n’en bénéficient pas. Les dossiers sont compliqués à remplir, les pièces demandées sont parfois complètement décalées, les délais sont problématiques. Quand j’étais DGSCO, j’ai demandé pourquoi la date limite pour remettre les dossiers de bourse était fixé au 30 septembre, et on n’a pas su me répondre. Là, la Ministre a décalé à la Toussaint et l’objectif c’est qu’il n’y ait pas de date butoir du tout, pour que l’on puisse répondre en temps réel aux difficultés rencontrées par les familles. Quand les bourses ne suffisent pas, il y a des fonds sociaux (2001/2002 : 73 millions d’euros distribués aux collèges et aux lycées, en 2012 : 32 millions d’euros). Des économies ont été faites sur les crédits destinés aux pauvres dans ce pays alors que la crise économique explosait et que le nombre de pauvres augmentait. Cela s’est fait dans un silence absolu et dans un manque total de solidarité à l’égard des élèves en grande difficulté. Où sont les pétitions, les manifestations ? Touchez seulement à une ligne du programme de terminale S où se trouvent les enfants défavorisés et vous aurez tous les journaux télévisés totalement affolés. Donc, la Ministre vient de décider une augmentation de 40% de ces fonds sociaux (aujourd’hui 50 millions d’euros) mais encore loin de ce qu’il y avait en 2002.

On sait aussi que les écarts se creusent entre les élèves dans le travail effectué après la classe. C’est donc la question de l’accompagnement des élèves dans leur travail personnel qui est ici essentielle. En 2008, il y a eu une très belle mesure d’accompagnement éducatif pour les écoliers et collégiens qui ne pouvaient pas bénéficier de cet accompagnement le soir. 300 millions d’euros en 2008. Aujourd’hui, nous sommes descendu à 70 millions et sans doute moins en 2016. Malgré les efforts ministériels, nous sommes dans l’incapacité aujourd’hui de garder le niveau d’engagement pour l’accompagnement éducatif. Le résultat qui en découle est que l’accompagnement ne va pas pouvoir être organisé dans des territoires qui ne sont pas éducation prioritaire, or il y a des pauvres hors éducation prioritaire. Il y a donc des budgets qui sont sous contraintes dans notre ministère, parce que c’est sur une ligne budgétaire qui subit de plein fouet les gels chaque fois que l’éducation nationale doit contribuer à l’équilibre budgétaire. Il y a un autre accompagnement éducatif qui lui n’est pas dans un budget sous contrainte mais dans un budget sans contrainte, protégé par des textes officiels, annexé au programme. Ce sont des arrêtés, donc ils sont très protégés. Quel est cet accompagnement éducatif privilégié dans ce pays ? C’est l’accompagnement éducatif aux classes préparatoires aux grandes écoles. En 2002, on dépensait 50 millions d’euros pour les heures de colle et 70 millions en 2012 alors même que le nombre d’élèves en classe préparatoires n’a pas augmenté en proportion. Nous sommes dans l’incapacité dans ce pays de garder 70 millions d’euros pour les 1,2 million d’enfants pauvres mais nous savons parfaitement les garder pour la scolarité de ceux qui se considèrent être l’élite. Si on ajoute à cela la possibilité pour certains de donner des cours particuliers payants mais comme c’est de l’aide à domicile, c’est considéré comme du travail à domicile alors ça peut être déduit fiscalement. Cela vous coûte 300 millions d’euros par an. N’y aurait-il pas dans ce pays une solidarité à l’envers et qui sont vraiment les assistés ?

2) Levier pédagogique : nous avons écrit dans la loi d’orientation : Le service d’éducation « reconnaît que tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser. Il veille à l'inclusion scolaire de tous les enfants, sans aucune distinction. Il veille également à la mixité sociale des publics scolarisés au sein des établissements d'enseignement. Pour garantir la réussite de tous, l'école se construit avec la participation des parents, quelle que soit leur origine sociale. Elle s'enrichit et se conforte par le dialogue et la coopération entre tous les acteurs de la communauté éducative ». Une fois qu’on a dit ça, on a rien fait parce qu’il ne faut pas se dissimuler la difficulté de la tâche. La situation de la France que je vous ai montrée par l’enquête PISA n’est pas le fruit d’un malencontreux concours de circonstance mais elle est structurelle. Cette situation est inhérente à un système qui n’a jamais été organisé pour faire réussir tous les élèves. Il est tout entier et historiquement concentré, y compris dans certains de ses choix budgétaires, sur l’objectif de tri et de sélection des meilleurs. On sait ce qu’il faut faire pour que l’école devienne une école de réussite pour tous, nous avons en main tous les éléments de ce PISA choc dont la France, contrairement à d’autres pays, a trop longtemps différé la mise en œuvre. On le sait pourquoi ? Parce que des écoles, des collèges et des lycées sont déjà mobilisés et ont déjà trouvé des modes d’organisation plus efficaces que d’autres parce qu’on sait bien que toutes les pédagogies ne se valent pas si on vise la réussite de tous les élèves et pas seulement le tri et la sélection des meilleurs. Et dans ces lieux qui font honneur à l’école de la République, on a aussi dépassé et depuis longtemps des oppositions factices terribles qui nous ont longtemps et qui encore aujourd’hui, nous empêchent de travailler sereinement. Ces oppositions entre éducation et instruction, connaissances et compétences, didactique et pédagogie, cadre national et autonomie, républicains et pédagogues,… Cela nous a fait perdre beaucoup de temps.

Notre école est pleine de ressource. La question est de savoir comment généraliser ce qui marche, comment lever les blocages, comment passer de l’innovation à la transformation du système. On sait aussi ce qu’il faudrait faire grâce à la recherche en éducation très riche dans notre pays mais insuffisamment utilisée, hors cette recherche publie des résultats qui devraient désormais guider notre action collective. On sait tous qu’il n’y aura pas de progrès significatifs dans les réductions des inégalités sans davantage de mixité sociale et scolaire. On a un système éducatif qui est aujourd’hui organisé par ordre, comme sous l’Ancien régime, avec des écarts considérables dans la population scolaire et l’origine sociale des élèves. C’est très difficile d’éviter la spirale de l’échec scolaire et de continuer à croire dans l’école quand les territoires et les établissements scolaires pour pauvres s’enfoncent toujours un peu plus dans les difficultés. En tant que citoyens, on peut se demander quelle société on prépare si on ne parvient pas à faire vivre et à faire apprendre ensemble au moins pendant le temps de la scolarité obligatoire. Comment être crédibles dans le vivre ensemble si on n’est pas capables de scolariser ensemble. On parle souvent de territoires perdus de la République, on pense souvent aux quartiers qui sont en très grande difficulté, et on n’a pas tort, mais moi je considère qu’il y a d’autres territoires perdus de la République, des territoires où les habitants se sont rassemblés volontairement pour se séparer des autres. Souvenez-vous des évènements dans le 16ème arrondissement il y a quelques semaines : certains de nos concitoyens ont jugé que l’arrivée de personnes pauvres dans leur arrondissement était une nuisance. C’est comme ça qu’on parle des êtres humains dans ce pays dans certains quartiers. Je considère que dans ces quartiers, il y a un travail de rééducation à la citoyenneté à faire. Ce sont des endroits très riches financièrement mais très pauvres en valeur et en humanité.

Autres leviers :

- Programmes, cycles : - on travaille sur les transitions CM1, CM2, 6ème. Ce nouveau cycle que nous avons mis en place est une révolution, c’est plus favorable aux élèves en difficulté sans nuire aux autres élèves. On sait aussi qu’il y a des pratiques pédagogiques fondées sur la coopération, l’explicitation, la compréhension qui ne nuisent à personne et qui sont favorables à la réussite de tous les élèves. On sait aussi que l’évaluation est un élément déterminant dans la réussite des élèves. Il ne s’agit pas de supprimer l’évaluation mais on a le droit de s’interroger sur la manière dont on évalue les élèves. Si on se satisfait d’un système qui trie et qui sélectionne, alors ne changeons rien, ça va très bien aujourd’hui. Mais si on veut un système qui encourage et qui favorise la réussite de tous, interrogeons-nous sur la manière dont nous évaluons les élèves.

- Rythmes scolaires. Nous étions le seul pays au monde à avoir infligé à nos élèves de l’école primaire la semaine de 4 jours. Vous remarquerez que personne n’avait songé à nous imiter. On remet une 5ème matinée de classe. C’est favorable aux élèves en difficulté et ça ne nuit évidemment pas aux autres élèves.

- Orientation : j’ai fait faire à l’occasion de mon rapport un travail en Picardie avec un inspecteur, qui travaille formidablement, et ensemble on a regardé le devenir des élèves de 3ème de cette académie, mais seulement des élèves qui avaient juste 10 aux épreuves terminales du Brevet ; quelles sont les décisions d’orientation qui sont prises pour ces élèves selon leur origine sociale ? C’est très important d’ailleurs que les professeurs au conseil de classe aient ces informations parce qu’évidemment personne ne veut du mal des élèves en difficulté et des élèves issus de classes défavorisées. Mais quand même, quand un élève a tout juste 10 et que ses parents sont cadres, on tente quand même la seconde générale et technologique alors que si ses parents sont au chômage, on ne prendra pas de risque et il sera orienté vers un lycée professionnel. Enfin, on sait aussi que si on fait confiance aux équipes de terrain, si on les accompagne, si on les encourage dans le travail en équipe, on sait aussi que c’est plus favorable à la réussite des élèves.

3) Formation et gestion des ressources humaines : si on est d’accord avec l’objectif de réussite de tous les élèves, il va falloir qu’on accepte dans ce pays des mesures exceptionnelles pour prendre en compte les conditions de travail particulièrement difficiles de certains personnels. On a déjà commencé à le faire avec l’éducation prioritaire mais ce n’est pas encore à la mesure de ce qu’il va falloir faire. Et cela rejoint la mixité sociale et scolaire. Personne ne décrètera dans le pays la mixité sociale et scolaire si nous ne sommes pas fichus d’organiser une égalité de l’offre de formation dans les écoles, les collèges et les lycées. J’étais Inspecteur d’académie en Seine-Saint-Denis, comment pouvais-je garantir aux parents la qualité de la formation ? (je pense à un collège dans lequel il y avait 5 postes de professeurs de mathématiques et aucun d’eux n’était pourvu par des titulaires mais que des contractuels) Comment puis-je encourager celles et ceux qui ont déserté ce collège public d’y revenir ? On ne peut pas avoir de mixité sociale et scolaire si on n’a pas une offre de formation identique sur l’ensemble du territoire.

- La formation initiale et la formation continue : on fonde beaucoup d’espoir dans la mise en place des écoles supérieures de professorat et d’éducation. À l’occasion des enquêtes et des études que j’ai fait faire (travail avec l’OCDE), il apparaît que les enseignants français au sein de l’OCDE s’estiment les moins formés en pédagogie. Cette conception que nous avons eue pendant très longtemps que pour être professeur un diplôme universitaire suffisait et le reste viendrait par surcroît. Il y a donc un travail à faire car ce n’est évidemment pas comme cela que nous allons résoudre les difficultés.

4) L’alliance éducative : l’école n’est pas seule, elle n’est pas un isolat, il y a des parents, des élus, des collectivités territoriales, des associations, et donc il va falloir travailler à l’amélioration des relations entre les familles et l’école, qu’on travaille mieux entre Éducation nationale et collectivités territoriales. Je donne l’exemple de l’internat qui est un puissant levier de justice sociale à condition évidemment que l’internat réponde à un projet de la famille et un projet du jeune pour réduite les difficultés.

Je le répète, en réalité on sait ce qu’il faudrait faire, alors pourquoi il y a autant de difficultés ? Pourquoi est-ce que cela va si lentement ? La réponse, c’est que la question n’est pas que technique, mais surtout politique.
Cela veut dire que la Refondation réussira que si on retrouve dans ce pays le sens de l’intérêt général. Qui pourrait être opposé à la réussite des enfants de milieux populaires ? Personne bien sûr. À ceci près que la réussite de tous n’est pas nécessairement une priorité pour toute la population. Il y a aujourd’hui des résistances et je vous ai mis cette magnifique citation de Pierre-Jakez Hélias « On ne peut pas toujours résister à la pression d'une société qui, malgré ses inégalités et ses aspirations diverses, a pour première ambition de persister comme elle est. » (1976)

Ces résistances dépassent la simple proposition caricaturale entre classes favorisées/classes défavorisées et ouvriers/patrons. Ce serait simple si c’était comme ça. Nous vivons ce que les sociologues appellent aujourd’hui la tripartition de la conscience sociale. On a des classes moyennes fragilisées qui ont peur du déclassement et qui cherchent à marquer leur distance avec le bas, les exclus tout en étant soumis à une pression venue du haut. C’est ce que montrait bien le sénateur Yannick Vaugrenard dans son rapport d’information sur la pauvreté (juillet 2014) « Si le système est bloqué, c’est que les perdants et ceux qui ont peur de perdre se font la guerre entre eux. »

Je vais illustrer ce propos par des statistiques :

« 44% de diplômés de l’Enseignement supérieur et aujourd’hui un nombre très important, pratiquement 80% d’une génération au niveau baccalauréat.
90% des enfants d’enseignants passent sans problème le baccalauréat 7 ans après l’entrée en 6ème contre 40% pour des enfants d’ouvriers.
»

De quel baccalauréat s’agit-il ?

Regardons le Bac des enfants d’ouvriers en 2012 :
31% en filière général
23% en filière technologique
46% en filière professionnelle.

Regardons le Bac des enfants d’enseignants et de cadres en 2012 :
75% en filière générale
14% en filière technologique
10% en filière professionnelle

Cela nous pose un petit problème : comment valoriser l’enseignement professionnel si nous en faisons un enseignement pour les enfants des autres ?

Tout se passe comme si dans ce pays l’arrivée du bac techno en 1965, formidable progrès, l’arrivée du bac pro en 1985, formidable progrès, avait servi à la classe moyenne et à la classe favorisée à repousser vers d’autres bacs des élèves qui n’avaient pas grand chose à faire dans la filière générale, autrement dit de rester entre soi.
85% des enfants de SEGPA sont des enfants de CSP* défavorisée (*catégorie socio professionnelle).

On ajoute à cela qu’il y a des écarts entre académies…
La moyenne en France ne veut rien dire. Il y a des académies dans lesquelles les écarts sont beaucoup moins importants qui réussissent mieux à faire accéder les enfants de milieux populaires au bac général, autrement dit qu’il y a des leviers d’action.
Dans une période de crise économique, la fraternité nécessaire pour la réussite de tous n’est donc pas partagée par tous et cela se porte inévitablement à des intérêts particuliers, et comme on le sait ces intérêts particuliers sont plutôt portés à la conservation d’un système qui fait si bien réussir leurs enfants. Et je peux vous dire d’expérience que ces citoyens-là, on les trouve des deux côtés de l’échiquier politique. Les dysfonctionnements de notre système éducatif ne nuisent pas à tout le monde, ils ne nuisent pas à nos enfants, nos petits-enfants, aux enfants d’enseignants, de journalistes, de cadres supérieurs, des élites dirigeantes. Il faut donc travailler à convaincre que l’élargissement de la réussite scolaire de tous ne nuira à personne, c’est dans l’intérêt de tous pour plus de justice sociale au sein de l’école. Je parlais de question politique et la question qu’il faut se poser c’est comment ce débat politique peut être porté aujourd’hui par des élites qui n’ont jamais été autant clonées.

Trois raisons de faire bouger les choses, dans l’esprit de plus de justice dans la réussite de tous :

- Humaine : cet échec massif de l’échec des enfants de milieux populaires est un drame humain pour celles et ceux qui sont concernés. Ces scolarités d’humiliation et d’échec ont nécessairement un impact sur les personnes.

- Nous ne pourrons pas très longtemps continuer à rendre crédible notre devise Liberté Égalité Fraternité si nous laissons au bord du chemin une part importante de la population. Aujourd’hui : 1,9 millions de jeunes de 18 à 25 ans qui ne sont ni en emploi ni en formation. La moitié d’entre eux, 900 000 qui sont ni en emploi, ni en formation, ni en accompagnement. Où sont-ils ? Que font-ils de leur journée ? À quoi pensent-ils ? Et accessoirement, on peut se demander : que font-ils au moment des élections ?

- Économique : les inégalités freinent la croissance et donc d’une certaine manière ces inégalités sont à la fois le moteur de notre système éducatif mais c’est aussi un poids très important pour l’économie de notre pays. D’une certaine manière, les intérêts bien compris de notre pays rejoint notre idéal, une école plus juste.

Merci de votre attention.