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LaĂŻcitĂ© : interview de FrĂ©dĂ©rique de la Morena
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Frédérique de la Morena est maître de conférences en droit public à l'Université Toulouse 1 Capitole. Elle a mené de nombreuses recherches, notamment dans le cadre de sa thèse de doctorat, sur le principe de laïcité dans le droit français.

 

 

Pouvez-vous définir en une phrase ce qu'est la laïcité ?
La laĂŻcitĂ© est un principe rĂ©publicain qui garantit  les libertĂ©s  de conscience et de culte en opĂ©rant une sĂ©paration entre ce qui relève de la sphère publique (l’État, les services publics) et ce qui relève de la sphère privĂ©e (la sociĂ©tĂ©, les individus, les communautĂ©s).

Pour certains, la laïcité est une valeur, d'autres parlent de «principe» avec beaucoup de solennité : pouvez-vous expliquer le sens de ce mot ?
L’article 1er de la constitution de 1958 prĂ©sente les qualificatifs de la RĂ©publique : indivisible, laĂŻque, dĂ©mocratique, sociale. Ce sont des valeurs qui nĂ©cessitent, pour ĂŞtre mises en  Ĺ“uvre et protĂ©gĂ©es, une organisation juridique. La laĂŻcitĂ© est donc Ă  la fois une valeur, une qualitĂ© inhĂ©rente Ă   la RĂ©publique et un principe juridique. Tout comme la dĂ©mocratie suppose une proclamation des droits de l’homme et du citoyen, un amĂ©nagement de ces droits et des mĂ©canismes de protection, la laĂŻcitĂ©  suppose un encadrement  juridique : organisation des cultes sous forme associative, rĂ©glementation des manifestations cultuelles et des  Ă©difices cultuels, obligation de neutralitĂ© des agents publics, lĂ©gislation relative au Service public de l’enseignement, procĂ©dures garantissant  la libertĂ© de conscience, telles sont les principales implications du principe juridique de laĂŻcitĂ©.     

Chronologiquement, comment la laĂŻcitĂ© s'est-elle installĂ©e dans le droit français ? 
Le statut laïque de la République s’est formé en fonction de la disparition progressive du monopole de l’Église catholique. La Révolution de 1789 représente la grande rupture à partir de laquelle s’accélère la mise en place de la laïcité. En ébranlant la situation antérieure, par la remise en cause du mode de légitimation sociale de l’Ancien Régime à travers une redéfinition de la place de l’Église dans l’espace politique, elle engage un processus de laïcisation et prépare ainsi la séparation totale de l’État et des Églises . Proclamant par ailleurs les libertés de conscience et de culte (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789), elle inaugure la séparation des sphères publique et privée, préfigurant les bases de la laïcité.
C’est Ă  travers la construction de l’État-nation et l’instauration de la RĂ©publique que, progressivement, la laĂŻcitĂ© se constitue en France. Deux grandes Ă©tapes jalonnent sa construction. La première, essentielle, aboutit Ă  l’affirmation de la laĂŻcitĂ© lĂ©gislative Ă  travers le principe de sĂ©paration entre l’État et les Églises Ă©tabli par la loi du 9 dĂ©cembre 1905. La sĂ©paration des domaines politique et religieux s’est auparavant  opĂ©rĂ©e par la sĂ©cularisation des services publics, surtout sous la IIIe RĂ©publique : l’État affirme ses prĂ©rogatives par rapport Ă  la religion, essentiellement dans le domaine de l’enseignement (lois Ferry). La laĂŻcitĂ© de la RĂ©publique indique en effet que l’État a achevĂ© son propre dĂ©veloppement et est devenu un État moderne au service de l’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral. Pour ce faire, la religion a dĂ» sortir de la sphère publique pour se cantonner dans son domaine sans ingĂ©rence au niveau temporel. A l’inverse, l’État s’interdit toute immixtion dans l’ordre spirituel.  Le principe de laĂŻcitĂ© est ainsi l’expression juridique d'une conception politique qui implique la sĂ©paration de la sociĂ©tĂ© civile, dont font partie les religions, et de l'État.
La seconde Ă©tape est la constitutionnalisation formelle de la laĂŻcitĂ© de la RĂ©publique, en 1946 et 1958. Pour la première fois, le rĂ©gime politique est dĂ©clarĂ© constitutionnellement laĂŻque.  L’histoire juridique de la laĂŻcitĂ© fondĂ©e sur des sources lĂ©gislatives traduisant la sĂ©cularisation progressive de la sociĂ©tĂ© se prolonge donc avec sa constitutionnalisation formelle et on ne peut comprendre la laĂŻcitĂ© de la RĂ©publique sans la relier Ă  la loi de sĂ©paration de 1905.

Aujourd'hui, certains pensent que la laïcité originelle est dévoyée, avec des modifications importantes dans le sens et dans l'esprit de la loi de 1905 notamment (Conseil d'État). Qu'en pensez-vous ?
Fondée initialement sur le principe de séparation, garant des libertés de conscience et de culte, la laïcité est en effet compromise par le rapprochement croissant entre le politique et le religieux, rapprochement qu’appellent de leurs vœux certains contemporains «ivres de modernité» au profit de thèmes «à la mode» : tolérance, droit à la différence, relativisme culturel (opposé à l’universalisme des droits de l’homme), droits culturels (donc droits des communautés). L’appel à une refondation, autre thème «à la mode», de la laïcité est lancé depuis quelques années et se traduit par l’invocation d’une laïcité plurielle, positive, ouverte, accueillante, conciliante, d’inclusion…, autant d’adjectifs visant à discréditer la laïcité qui n’a jamais été conçue comme instrument d’uniformité, de négation des religions, de fermeture à l’autre, d’exclusion, bien au contraire. Si la République laïque se refuse, d’un côté, à imposer une doctrine, une croyance particulière, elle incarne, d’un autre côté, l’unité de la nation et en promeut les valeurs communes. Si la protection des libertés de conscience, d’expression, du principe d’égalité des options spirituelles requièrent l’abstention de l’État, il peut être amené à s’affirmer dans la défense de projets universalistes face aux prétentions communautaristes de groupes de pression.
Ce rapprochement, que la jurisprudence traduit sur certaines questions (aides publiques aux associations cultuelles par exemple) et que les pouvoirs publics encouragent parfois, soit  par incitation (pour la crĂ©ation de carrĂ©s confessionnels dans les cimetières) soit par abstention en ne donnant aucune rĂ©ponse politique et juridique sous prĂ©texte que les questions relèvent « des autoritĂ©s compĂ©tentes » (Ă©lus locaux, directeurs d’école...), aboutit Ă  deux dĂ©rives : une laĂŻcitĂ© agitĂ©e par ceux qui, la niant, l’utilisent pour crisper les diffĂ©rences et lĂ©gitimer une pseudo-identitĂ© nationale et une laĂŻcitĂ© voilĂ©e (sans jeu de mot) derrière laquelle se cachent les tenants d’une idĂ©ologie compassionnelle vectrice d’accommodements (dĂ©)raisonnables pour valoriser les expressions religieuses.
Nombre de dĂ©bats aujourd’hui concernent les consĂ©quences de l’option nationale laĂŻque sur lesquelles il y a de profonds dĂ©saccords (hĂ´pitaux, services publics locaux, enseignement supĂ©rieur, Ă©cole…) car on a perdu (ou voulu perdre ?) le sens du principe de laĂŻcitĂ©. 

Parlez-nous de cette bizarrerie qu'est le statut local d'Alsace-Moselle. Pourquoi la laïcité ne s'y applique-t-elle toujours pas ?
Les droits locaux  sont le produit d’une histoire ; ils peuvent concerner les rapports entre l’État et les cultes et donc le principe de laĂŻcitĂ© qui peut ĂŞtre Ă©cartĂ© quand cela est utile Ă  l’État. C’est le cas notamment lorsqu’il s’agit de l’intĂ©gritĂ© territoriale du pays (Alsace-Moselle) ou de sa politique coloniale (territoires d’outre-mer et AlgĂ©rie). Ces statuts dĂ©rogatoires concernent les territoires oĂą la laĂŻcitĂ©, et plus prĂ©cisĂ©ment la loi de 1905, ne s’applique pas, dans certaines collectivitĂ©s d’outre-mer  et en  Alsace-Moselle. AmenĂ©s Ă  se prononcer sur la constitutionnalitĂ© de ces droits locaux, les juges administratif et constitutionnel ont considĂ©rĂ© qu’ils Ă©taient conformes Ă  la constitution.
La rĂ©incorporation de l’Alsace-Moselle Ă  la France en 1918 a posĂ© d’importants problèmes rĂ©solus de façon transitoire par la loi du 17 octobre 1919 et dĂ©finitivement par la loi du 1er juin 1924 dont l’article 1er pose : est «mis en vigueur..., sauf les exceptions indiquĂ©es ci-après, l’ensemble de la lĂ©gislation française» dans les trois dĂ©partements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle. Les exceptions sont assez nombreuses, ainsi du droit des hypothèques, des successions, d’une partie du droit commercial, du droit des associations, des incapables, du droit de la chasse, du rĂ©gime des cultes ou encore de l’enseignement. La lĂ©gislation en vigueur le 11 novembre 1918 en Alsace-Moselle comportait des textes français antĂ©rieurs Ă  1870 non abrogĂ©s par l’autoritĂ© allemande, des lois issues du parlement local et des lois de l’Empire allemand. Après l’occupation, l’ordonnance du 15 septembre 1944 Ă©tablit que la lĂ©gislation en vigueur dans ces dĂ©partements Ă  la date du 16 juin 1940 est restĂ©e seule applicable. Tout en rĂ©tablissant la lĂ©galitĂ© rĂ©publicaine, ce texte maintient des rĂ©gimes dĂ©rogatoires au droit commun de la RĂ©publique, notamment au niveau des cultes mais aussi au niveau de l’enseignement.
Le Conseil constitutionnel (comme le Conseil d’État) a justifiĂ© le particularisme local par une interprĂ©tation historique de la volontĂ© des constituants de 1946 et de 1958: n’ayant pas supprimĂ© les droits locaux en consacrant la laĂŻcitĂ© de la RĂ©publique, ils les ont implicitement maintenus. Il a ainsi Ă©cartĂ© le principe de laĂŻcitĂ©, faisant prĂ©valoir la norme lĂ©gislative (les lois de prorogation des statuts dĂ©rogatoires) sur la norme suprĂŞme. Or, une interprĂ©tation littĂ©rale de la constitution aurait fondĂ© l’inconstitutionnalitĂ© de ces statuts. Les dispositions du droit local inconstitutionnelles sont celles qui touchent aux cultes, Ă  la libertĂ© de conscience, Ă  l’égalitĂ© de tous les citoyens devant la loi car elles seules concernent l’application de la loi de 1905, fondement du principe de laĂŻcitĂ©. 
L’inégalité de principe instaurée par le régime concordataire entre les communautés religieuses s’accompagne d’une discrimination non seulement envers les cultes non reconnus mais également envers les individus qui ne pratiquent aucun culte (la liberté de conscience inclut la non croyance). L’inégalité de traitement et l’atteinte à la liberté de conscience concernent également le champ d’application du délit de blasphème. En effet, le droit local d’Alsace-Moselle consacre ce délit, survivance d’une partie du droit pénal allemand qui a été maintenu en Alsace Moselle après 1918, confirmée par une loi française du 1er juin 1924. La publication des caricatures de Mahomet, en 2012, a été l’occasion pour l’Institut du droit local de préciser : «l'outrage à un culte» est assimilé à un «blasphème public contre Dieu»; offenser le sentiment religieux justifie une plainte pour blasphème, mais uniquement lorsque sont en cause les cultes reconnus. On peut blasphémer Allah mais pas Dieu en Alsace-Moselle. Le délit de blasphème, survivance d’un temps passé, viole les principes fondamentaux reconnus dans la constitution mais le droit permet encore aujourd’hui que cela soit possible sur une partie du territoire français. Il y a là une incohérence juridique que le législateur devra lever.
Les statuts dérogatoires sont provisoires; ils ont vocation à être supprimés pour que soit garantie la laïcité de la République, garante de la liberté de conscience, de culte et de l’égalité de tous devant la loi. Le droit local alsacien-mosellan, dans ses composantes relatives au droit des cultes et de l’enseignement et à la liberté de conscience, est un droit de privilèges qu’aucune histoire particulière ne peut justifier.

Aujourd'hui, la religion s'insinue dans la sphère publique (nombreuses demandes confessionnelles des agents et des usagers) ; dans le même temps, beaucoup voudraient étendre la laïcité à la sphère privée. Que pensez-vous de ce phénomène ? Selon vous, où la frontière se situe-t-elle ?
On assiste effectivement Ă  un double mouvement paradoxal : une remise en cause de la frontière entre sphère publique et sphère privĂ©e par des revendications d’ordre religieux au sein des services publics et une volontĂ© de voir appliquer Ă  la sphère privĂ©e le principe de laĂŻcitĂ©. Or, le champ d’application du principe constitutionnel de laĂŻcitĂ© concerne le domaine de l’autoritĂ© publique, celui de la RĂ©publique donc celui des services publics et il s’impose Ă  ses agents.  Dans la sphère privĂ©e, dans le reste de la sociĂ©tĂ©, il ne s’applique pas; les manifestations religieuses y sont donc libres, encadrĂ©es par le droit commun ; c’est le cas des entreprises privĂ©es qui ne gèrent pas un service public, pour lesquelles s’applique le code du travail, garant de la libertĂ© de conviction et de religion des salariĂ©s et du principe de non-discrimination. Le droit public, dans un cadre institutionnel, assure la libertĂ© de conscience et garantit le libre exercice des cultes; le droit du travail, dans le cadre du lien contractuel entre employeur et salariĂ©, protège ce dernier contre les empiètements du pouvoir patronal. A cet Ă©gard, l’entreprise doit ĂŞtre neutre, indiffĂ©rente aux convictions du salariĂ©, condition de sa libertĂ© de conviction.
Cependant, le monde de l’entreprise est divers ; il regroupe les entreprises «ordinaires», pour lesquelles les règles du droit du travail sont relativement claires, les «entreprises de tendance» qui dĂ©rogent, sous certaines conditions, au  principe de non-discrimination, et un tiers secteur, Ă  la limite des secteurs public et privĂ©, une zone grise, notamment dans le secteur social, mĂ©dico-social ou culturel et plus largement dans le secteur associatif. Le contentieux relatif Ă  la crèche Baby Loup a rĂ©vĂ©lĂ© la difficultĂ© de tracer des frontières incontestables entre activitĂ© privĂ©e et activitĂ© de service public, de dĂ©limiter le pĂ©rimètre du service public. C’est ainsi que la jurisprudence rĂ©cente a interrogĂ© le champ d’application du principe de laĂŻcitĂ© et son extension Ă  la sphère privĂ©e.
Mais il y a certainement abus de langage lorsqu’il est question, dans le débat, d’envisager l’application du principe de laïcité dans l’entreprise ; il s’agit davantage de neutralité religieuse, politique ou philosophique que de laïcité, neutralité revendiquée par l’entreprise, en son sein, comme moyen de réaliser son objet social, en raison de la nature de son activité. L’espace de l’entreprise n’est certes pas l’espace de la puissance publique et, à ce titre, il n’est pas régi par le principe de laïcité et le personnel ne peut être, par principe, soumis à l’obligation de neutralité. Mais l’espace de l’entreprise n’est pas non plus l’espace civil où s’exercent les libertés; il est circonscrit, organisé par des règles. La neutralité est une obligation imposée à tous les agents des services publics, sans considération de la nature des tâches qu’ils exercent et dont le fondement premier est le respect du principe d’égalité des usagers devant le service public. Rien ne peut faire obstacle à ce qu’elle soit imposée par une structure privée, à son personnel, dans son enceinte, conformément aux règles de droit commun c’est-à-dire si elle est justifiée par la nature de l’activité exercée, cantonnée au strict nécessaire (elle n’empêche nullement l’expression religieuse en dehors du temps de travail) et invoquée de façon non arbitraire et discriminatoire. Comment dénier une légitimité à cette neutralité, choisie dans la sphère privée (et non obligatoire comme dans la sphère publique) ? Il y a là matière à interroger le législateur, la situation actuelle ne donnant aucun élément de réponse satisfaisant.

 

 
 
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