« Le service public de l’éducation veille Ă la mixitĂ© sociale des publics scolarisĂ©s dans les Ă©tablissements d’enseignement. » Cette dĂ©claration n’est pas issue d’un programme politique, ni d’une revendication syndicale ou d’une demande associative. Elle est inscrite dans le premier article du code de l’Éducation. Mais dans les faits, la mixitĂ© sociale n’a aucune rĂ©alitĂ© concrète pour des dizaines de milliers d’élèves scolarisĂ©s dans des Ă©tablissements ghettos, ni pour d’autres qui frĂ©quentent des Ă©tablissements sĂ©lectifs. Autrement dit, des jeunesses françaises grandissent sans se croiser. Cette sĂ©paration contribue Ă enraciner chez eux l’idĂ©e que l’autre est vraiment un autre. Un crève-cĹ“ur qui contredit le troisième terme de notre devise rĂ©publicaine, contrevient en pratique au principe de laĂŻcitĂ© et pĂ©nalise la rĂ©ussite de tous les Ă©lèves.
HÉRITOCRATIE
Sur le plan national, les tableaux des IPS montrent que les établissements privés sous contrat concentrent un public scolaire favorisé. En collège, alors que la moyenne nationale des IPS est de 103,3, celle des 1 662 collèges privés sous contrat est de 114,2 points. La moyenne des IPS des 5 305 collèges publics est de 99,9 points. Dans les écoles élémentaires, la moyenne nationale des IPS dans les écoles est de 102,7, celle des 4 242 écoles privées sous contrat est de 112 points. La moyenne des IPS des 27 548 écoles publiques est de 101,2 points. Ainsi, le rôle central de l’enseignement privé dans la ségrégation scolaire est un fait quantifié et incontestable. La publication des indices de positionnement social vient objectiver cette situation et le constat est sans appel : l’enseignement privé regroupe les élèves issus des milieux favorisés. C’est peut-être aujourd’hui sa principale raison d’être.
Dans une rĂ©cente interview, Pap Ndiaye a indiquĂ© vouloir « demander un peu plus d’efforts Ă l’enseignement privĂ© sous contrat afin qu’il participe Ă une plus grande mixitĂ© sociale ». Avec luciditĂ©, le ministre a cernĂ© l’enjeu de la mixitĂ© sociale. C’est tout d’abord un puissant levier de rĂ©ussite scolaire pour les Ă©lèves les plus fragiles, sans pour autant pĂ©naliser celle des bons Ă©lèves, comme des Ă©tudes documentĂ©es l’ont montrĂ©. C’est aussi une rĂ©ponse Ă un problème caractĂ©ristique de notre système scolaire, oĂą plus qu’ailleurs la rĂ©ussite est corrĂ©lĂ©e Ă l’origine sociale : la mĂ©ritocratie reste le plus souvent une hĂ©ritocratie. Que peut donc faire un ministre de l’Éducation nationale pour rendre concret l’objectif de mixitĂ© sociale fixĂ© dans le Code de l’Éducation ? Beaucoup et peu Ă la fois.
Beaucoup, car il est important de mener la bataille des idĂ©es, en redonnant un sens collectif Ă l’éducation. Il tranche aussi avec son prĂ©dĂ©cesseur, qui n’a jamais travaillĂ© le sujet de la mixitĂ© et a dĂ©laissĂ© les chantiers entrepris avant lui. DĂ©sormais, l’impulsion ministĂ©rielle pourrait ainsi conduire Ă des avancĂ©es, notamment dans la sphère des Ă©coles et Ă©tablissements publics. Des expĂ©riences encourageantes ont lieu depuis plusieurs annĂ©es Ă Toulouse et Paris. Elles pourront servir de point d’appui Ă des territoires accueillant la mixitĂ© sociale. Ce serait aussi favorable Ă la laĂŻcitĂ©, car dans les Ă©coles et collèges sĂ©grĂ©guĂ©s, la revendication religieuse est plus forte. Mais hĂ©las, le ministère de l’Éducation nationale ne dispose pas des leviers lĂ©gislatifs pour changer la donne Ă l’égard de l’enseignement privĂ© sous contrat. En effet, la loi reconnaĂ®t Ă ces Ă©tablissements un « caractère propre », en vertu duquel ils jouissent d’une autonomie de recrutement. C’est ce qui a construit, au fil des annĂ©es, un vĂ©ritable sĂ©paratisme scolaire.
CHANGER LA LOI
Or, c’est l’argent public qui finance l’enseignement privé sous contrat à hauteur de 73 %. À cela s’ajoute le manque à gagner budgétaire lié à la défiscalisation des dons à des fondations qui n’alimentent que des établissements privés. À plusieurs reprises, le CNAL a demandé à la Cour des comptes d’évaluer le montant global de la politique de financement public de l’enseignement privé, ainsi que le service que cette politique rend à la nation. Sans réponse. Pourtant, une politique dans laquelle l’État investit des milliards depuis plus de soixante ans ne mériterait-elle pas une évaluation ? Disons-le tout net, le CNAL n’est pas hostile à l’existence d’un enseignement privé. La liberté d’enseignement est un principe fondamental que nous respectons. Mais rien ne devrait obliger la nation à financer la concurrence à son propre service public, qui entrave la mixité et génère tant d’inégalités scolaires.
Changer la loi est donc nĂ©cessaire pour faire progresser significativement la mixitĂ© sociale et scolaire dans notre pays. Mais pour cela, il reste Ă convaincre des responsables politiques divisĂ©s sur la question, entre un bloc conservateur traditionnellement attachĂ© Ă l’enseignement privĂ©, et des forces de progrès peu rĂ©solues Ă engager des modifications lĂ©gislatives significatives. On peut rĂ©sumer leur pensĂ©e dans la volontĂ© de ne pas « raviver la guerre scolaire ». Mais la concurrence scolaire, bien vivante, fait dĂ©jĂ beaucoup de victimes, et d’abord parmi les Ă©lèves les moins favorisĂ©s par le hasard de la naissance. Cela produit rĂ©signation et dĂ©sespoir. Il faudra donc beaucoup de luciditĂ©, d’engagement et de courage pour refaire nation Ă travers l’école. La rĂ©ussite de tous les Ă©lèves et notre avenir dĂ©mocratique en dĂ©pendent.