Nous sommes enseignantes et
enseignants de l’école maternelle, Atsem, parents d’élèves,
chercheur·es, militantes et militants de syndicats enseignants,
d’associations complémentaires de l’École, de mouvements pédagogiques.
Nous faisons vivre l’école maternelle… et pourtant notre expertise n’a
pas été jugée digne d’intérêt par le Conseil supérieur des programmes
(CSP) qui, sur instruction du ministre, propose une réorientation
profonde du programme de la maternelle transformant ses missions jusqu’Ă
les réduire à la seule préparation du CP et à ses tests d’entrée. Cette
rupture avec l’équilibre trouvĂ© en 2015 autour du triptyque « accueil,
Ă©ducation, prĂ©paration Ă la scolaritĂ© future » dessine le portrait d’une
maternelle où l’importation brutale de contenus inspirés d’une certaine
vision de l’école élémentaire et recentrés sur les seuls
« fondamentaux » ne peut que nuire au bien-ĂŞtre et aux apprentissages
des jeunes enfants, en particulier des plus éloignés de la culture
scolaire.
Le
programme de 2015 avait été plébiscité et approprié par les équipes
pédagogiques. Toutes se retrouvent dans le projet d’une école maternelle
accueillante, bienveillante, exigeante oĂą la place centrale du langage
et le rôle du jeu comme l’une des entrées dans les apprentissages ont
été réinstaurés. Une école, soucieuse du développement de l’enfant dans
toutes ses dimensions : langagières, cognitives, sociales, affectives,
physiques, artistiques… Une école attentive aux progrès et réussites de
chaque élève, aux objectifs communs ambitieux, mais avec le respect des
différences de rythmes et de développement si prégnantes chez les plus
jeunes, sans mise en compétition, ni culte de la performance.
Cette
école est caricaturée et accusée de ne pas préparer suffisamment aux
évaluations standardisées d’entrée au CP. Il est vrai que ces tests
fondés sur une conception appauvrie de la lecture et des mathématiques,
réalisés en format papier-crayon et instaurant des normes arbitraires
sans rapport avec le programme en vigueur sont éloignés de ses objectifs
actuels et de la richesse des apprentissages menés dans tous les
domaines. Une richesse qui a valu Ă la maternelle la confiance sans
faille des familles, bien avant que l’instruction à trois ans soit
rendue obligatoire, cette dernière servant aujourd’hui de prétexte à la
révision du programme, alors qu’elle a surtout permis une augmentation
du financement public des écoles privées par les collectivités
territoriales.
Absence
de consultation, volonté de mainmise sur l’école, reprise sans
condition du projet ministériel de resserrement de l’école sur les
« fondamentaux » Ă©triquĂ©s… tĂ©moignent que l’élève est perçu comme un
perroquet docile. Le Service public d’éducation, réduit dans ses
missions, ne formerait plus à une citoyenneté éclairée.
Cette
rĂ©-orientation aboutirait Ă des propositions qui confinent Ă
l’absurde : instruire les élèves de trois ans à l’organisation
grammaticale de la phrase ou Ă la phonologie (relation entre les lettres
et les sons)… Comme si le langage pouvait se réduire à l’étude de la
langue, avant même que d’être un moyen de communiquer et de penser le
monde, comme si la priorité n’était pas de mettre en confiance tous les
enfants pour qu’ils et elles osent s’exprimer et s’approprier les
pratiques langagières de l’école.
De
même, sous prétexte que la connaissance des nombres de 1 à 20 est
difficile pour beaucoup d’élèves au CP, il faudrait obtenir des élèves
de la grande section le comptage jusqu’à 100, de 10 en 10… Comme si
rapprocher l’obstacle permettait de le franchir plus facilement !
Exercices systématiques de transformation de phrases, cahier de mots,
carnet d’expériences scientifiques… comme si reproduire les formes
scolaires de l’élémentaire permettait la réussite de toutes et tous,
quand la recherche dĂ©montre que « faire trop vite, trop tĂ´t » gĂ©nère
l’échec, en particulier des élèves issus des classes populaires !
La
mesure systématique de compétences en fin d’école maternelle
cantonnerait les enseignements Ă des sĂ©ances rĂ©pĂ©tĂ©es d’entraĂ®nement Ă
des techniques puis Ă un « bachotage » pour prĂ©parer les tests en CP.
Comment cette note du Conseil supérieur des programmes qui évoque une
évaluation standardisée des élèves, non seulement en fin de grande
section mais également dès trois ans, peut-elle prétendre prendre en
compte le bien-être du jeune enfant découvrant l’école ?
Les
contenus proposés et la performance précoce induite font de la
bienveillance une injonction paradoxale intenable pour les personnels
enseignants.
De
plus, l’idée d’apprendre ensemble disparaît et c’est au contraire un
renforcement de l’individualisation qui se profile, renvoyant chaque
enfant, chaque élève à lui-même, ses pré-requis et son adaptation
anticipée à une forme scolaire empruntée à l’école élémentaire. Ainsi,
par exemple, le jeu est vidé de sa composante sociale, et est sommé de
se mettre au service exclusif d’apprentissages « sĂ©rieux ». Est-ce ainsi
que peut se construire l’école du plaisir et du goût d’apprendre
ensemble ?
Nous
refusons fermement cette Ă©cole qui soumet les plus jeunes enfants et
leurs familles à la pression du résultat dès l’entrée en petite section.
Quitte Ă faire assumer au seul apprenant et Ă sa famille la
responsabilité d’une inadaptation à une norme scolaire renforcée et
uniformément imposée à toutes et tous, le plus tôt possible.
Nous
refusons cette Ă©cole de la perte de sens des savoirs, de la performance
précoce à tout crin, qui tourne le dos à la spécificité de l’école
maternelle française. C’est en étant soucieuse de faire grandir les
enfants qu’elle accueille, en explorant à l’égal tous les champs
d’apprentissage, en multipliant les découvertes, les expériences de
l’échange, de l’esprit et du corps, en construisant un langage réflexif
et des savoirs ambitieux, que l’école maternelle cultivera l’envie
d’apprendre et contribuera à une émancipation future.
Nous
refusons cette Ă©cole oĂą les Ă©quipes enseignantes ne seraient que des
exĂ©cutantes sommĂ©es de « se conformer Ă des protocoles prĂ©cis ».
Enseigner est un métier de conception.
L’école
maternelle que nous voulons porte une toute autre ambition. Elle
suppose un investissement Ă la hauteur des besoins : des effectifs
réduits dans toutes les classes, des locaux et du matériel adaptés pour
favoriser accueil et apprentissages, la prĂ©sence d’une Atsem garantie Ă
temps plein dans chaque classe, la reconstitution des réseaux d’aide
spécialisés aux élèves en difficulté (Rased) et leur intervention dans
toutes les écoles, à des fins de prévention… Cela implique également une
formation initiale et continue d’ampleur et de qualité. Seul le
maintien du programme de 2015 permet aux équipes pédagogiques de
poursuivre en continuité les enseignements au cours des trois années du
cycle d’une école maternelle, en préservant son identité.
Nous
portons ainsi l’ambition d’une école maternelle œuvrant à former des
enfants désireux d’apprendre et de comprendre le monde. Former des
citoyennes et citoyens Ă©clairĂ©s et critiques, oui, cela commence Ă
l’école maternelle !
Paris, le 2 février 2021
Les organisations signataires :
AFEF – Association française pour l’enseignement du français ; AGEEM –
Association générale des enseignants des écoles et classes maternelles
publiques – Association générale des enseignants des écoles et
classes maternelles publiques ; ANCP&AF – Association nationale des conseillers pédagogiques et autres formateurs ; CAPE – Collectif des associations complémentaires de l’école publique ; CEMEA – Centres d’entrainement aux méthodes d’éducation active ; CGT-Éduc’action - CNT-SO – Confédération nationale des travailleurs – solidarité ouvrière ; Collectif éducation 94 ; CRAP-Cahiers pédagogiques – Cercle de recherche et d’action pédagogiques ; DDEN – Fédération des délégués départementaux de l’Éducation nationale ; DEI-France – Défense des enfants international – France ; FCPE – Fédération des conseils de parents d’élèves ; GFEN – Groupe français d’éducation nouvelle ; ICEM-Pédagogie Freinet – Institut coopératif de l’école moderne – Pédagogie Freinet ; SE-UNSA – Syndicat des enseignants – Union nationale des syndicats autonomes ; SGEN-CFDT – Syndicat général de l’éducation nationale – Confédération française démocratique du travail ; INTERCO-CFDT – Inter-collectivités territoriales – CFDT ; SNUipp-FSU – Syndicat national unitaire des instituteurs et professeurs des écoles et PEGC – Fédération syndicale unitaire ; SNUTER-FSU – Syndicat national unitaire Territoriaux ; Sud-Éducation