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SE-UNSA 37


 Par SE037
 Le  mardi 18 mai 2021

Le lait chocolaté vient-il des vaches marrons ? Media et Informations, l’autre faiblesse des jeunes français.

 

  En accord avec Eduscol, référence des enseignants en ce qui concerne les programmes et les  objectifs de l'École, "L'objectif d'une éducation aux médias et à l'information est de permettre aux élèves d'exercer leur citoyenneté dans une société de l'information et de la communication, former des "cybercitoyens" actifs, éclairés et responsables de demain."
Source : https://eduscol.education.fr/media/327/download (Mis à jour en mars 2021)
    Le point est clair : charge aux enseignants, à tous les niveaux, d'apprendre à leurs élèves comment devenir autonome et responsable face à l'abondance des flux et des échanges virtuels. De plus, il suffit de tendre un peu l'oreille pour entendre sans cesse les avertissements sur les dangers des "écrans", sur l'alarmante progression du temps passé devant les "écrans", et sur les nombreuses et effrayantes conséquences possibles.

    Avec un temps moyen d'environ 35 heures par semaine passées sur Internet, les lycéens français affichent une moyenne qui peut faire peur, effectivement. Et si on met cela en rapport avec les derniers résultats de PISA sur leur relativement faible capacité à détecter une fausse information d'une vraie, on ne peut que redouter l'influence possible des fameuses théories du complot, ou encore leur crédulité de jeunes adultes à l'approche des élections de 2022. En particulier dans le contexte actuel de résurgence des nationalismes et d'accroissement des inégalités (et le COVID n'a rien arrangé).

    35 heures par semaine. Une semaine de travail "standard" au regard de la loi, même si nombre de professionnels, notamment les libéraux, dépassent largement ces horaires. À tel point que nos populations, les jeunes en particulier, sont très souvent représentées comme dépendants de ces technologies. Alors comment expliquer que sur le graphique ci dessous, extrait de la page 46 du rapport PISA cité précédemment, nos lycéens soient aussi vulnérables aux fausses informations ?

     La France est le point 7. Sa position horizontale informe que 50% des élèves ont reçu un enseignement permettant de déterminer si une information est objective ou non. Par ailleurs, sa position verticale nous dit que moins de 40% d'entre eux sont capables de déterminer si une information est un fait ou une opinion. Le premier bilan serait donc "nous sommes "mauvais", car nous sommes moins performants sur les deux axes que le Qatar, le Chili ou la Russie, et de manière générale derrière les moyennes de l'OCDE. Clairement, naître avec un téléphone dans la main ne semble pas nous rendre plus aptes à l'utiliser de façon responsable et autonome.

    Après, il est important de prendre ces résultats avec des pincettes : les États-Unis trônent en haut de ce diagramme, et il est difficile d'oublier qu'il n'y a pas longtemps une étude montrait que 7% de sa population adulte pensait que le lait chocolaté venait des vaches marrons, ou qu'un tiers de sa population pense que la Terre est plate et je ne parlerai pas du nombre d'adultes qui pensent que les anges existent vraiment. C'est toujours pareil, les résultats notés sont une chose, et il faut les replacer dans un contexte : celui des tests proposés. Il est parfaitement possible d'avoir un système éducatif qui permet de réussir à détecter aisément les messages de phishing typiques proposés par l'évaluation PISA, tout en étant parfaitement vulnérable face au phénomène de bulle filtrante des réseaux sociaux. Pour ceux qui n'ont pas suivi, en deux mots : les réseaux sociaux vous proposent des flux qui vont dans le sens de ce que vous croyez, et donc renforcent vos idées en vous donnant le sentiment que vous appartenez à une communauté qui pense comme vous. Évidemment, faire réaliser à quelqu'un dans cette bulle que sa croyance est erronée est pour le moins difficile.

    J'aimerais, très personnellement, rappeler que conduire une voiture depuis quelques décennies ne donne aucune compétence en mécanique, et que moi, fils de mécanicien auto reconverti en ingénieur informatique, si un garagiste me présentait une facture salée concernant des réparations indispensables sur mon véhicule, j'aurais beaucoup de mal à déterminer si ce qu'il me dit est sincère ou non. De fait, que peut-on demander à un individu passant beaucoup de temps sur un smartphone ou un ordinateur ? Il faut cesser de confondre utilisateur et concepteur. Les techniques de création de la dépendance aux flux sont nombreuses, insidieuses, et s'appuient avec un savoir-faire d'une précision spectaculaire sur les neuro-sciences, en particulier dans les jeux mobiles, ou dans cette recherche incessante de la vidéo "intéressante" sur Youtube, qui se transforme souvent en "Binge Watching". Les mécaniques évoluent sans cesse, s'adaptant aux utilisateurs à une vitesse toujours supérieure. Et ce n'est pas l'accès à des débits toujours plus rapides qui va améliorer la situation.

    Donc, oui, il est évident que l'EMI, l’Éducation aux Médias et à l'Information, est un enjeu important de l'école. Mais pas pour demain. Le problème est déjà présent aujourd'hui à travers des adolescents et de jeunes adultes en rupture avec leurs aînés qui ne partagent pas leurs pratiques. Cela rend l'accompagnement des enfants  dans leur découverte de ce monde difficile, et demander aux enseignants de compenser un phénomène de société important dans lequel ils sont pris eux-mêmes est peut-être un peu utopique si on ne donne pas à l'institution de vrais moyens adaptés à cette fin. Que ce soit bien clair, ce n'est pas une salle informatique de 15 postes pour 600 élèves, avec une fréquentation plus ou moins aléatoire, utilisée pour des séances avec des objectifs pédagogiques propres à la discipline, qui va changer la donne. Non, Scratch ne fera pas de vous un expert en informatique (pas plus que produire un petit script en Python au Lycée). Non, remplir des quizzs en ligne sur Quizinière ne vous aidera pas à identifier un mail frauduleux. Et non, découvrir les outils de rédaction collaboratifs ne vous rendra pas miraculeusement apte à identifier les faits des opinions. Découvrir Internet, comprendre ses mécanismes sans cesse renouvelés, demande un accompagnement spécialisé, et actuellement l’Éducation Nationale ne fournit pas cet accompagnement, préférant ajouter des préambules à rallonge dans les programmes que les enseignants doivent décortiquer pour ensuite essayer d'intégrer cela dans leurs pratiques, souvent avec un raccrochement au programme de leur discipline complètement artificiel. La création du CAPES d'informatique, et maintenant de l'agrégation d'informatique, est une bonne chose, mais ne répondra pas aux besoins en l'état. Savoir comprendre et travailler avec les langages formels (je vous laisse jeter un oeil à l'article Wikipédia qui en parle, vous verrez que cela n'a pas beaucoup de rapport avec le phishing) demande un haut niveau d'expertise, mais est déconnecté de l'usage courant. Bien sûr, la plupart des personnes formées aux langages formels nourrissent un attrait profond pour l'informatique et se sont formées en autodidactes sur les questions d'usage courant, mais cela ne rend pas pour autant cela automatique.

    En conclusion, je dirais que l'EMI mérite d'être une matière à part entière aujourd'hui, avec potentiellement plusieurs intervenants, et un programme clair par niveau, qui permette à terme d'être validée par la fameuse plateforme PIX qui est un très bon système d'évaluation des compétences informatiques dans des domaines variés. D'ailleurs, si nous avons été capables de produire une telle plateforme, c'est parce que nous avons su identifier les objectifs à atteindre. Par conséquent, nous sommes capables de créer des progressions permettant d'y aboutir. Il nous faut du temps et des consignes claires allant dans ce sens, et pas juste "c'est important, faites-le, et débrouillez-vous pour que ça colle à vos programmes disciplinaires existants". Sinon, l'EMI restera une faiblesse nationale, au même titre aujourd'hui que les mathématiques.

    Régis GRANIER

    Section 37 du SE-UNSA